XII
Springfield
Le talent d’En-Vérité Cooper ne se bornait pas à ajuster des douves de tonneaux afin de les rendre étanches. Il voyait comment la plupart des choses devaient s’adapter les unes aux autres et localisait les vices de forme qui les en empêchaient. La plupart des choses… et la plupart des gens. Il voyait ceux qui étaient amis et ceux qui étaient ennemis, repérait mieux que personne les désaccords dus à la fierté et à la jalousie. Une seule différence : quand deux douves de tonneau ne s’ajustaient pas, il pouvait entrer en elles et, presque sans réfléchir – et assurément sans effort –, les modifier jusqu’à ce qu’elles s’emboîtent parfaitement.
C’était moins facile avec ses semblables. Il fallait les convaincre, parfois trouver un moyen de rectifier leurs désirs ou leurs idées sur le monde. C’était tout de même un talent appréciable pour un avocat. Il jaugeait sans problème les gens, non pas en tant qu’individus, mais selon leur aptitude à s’assembler en familles et communautés.
Lorsqu’il entra à cheval à Springfield, dans l’État de la Noisy River, En-Vérité sut tout de suite à quoi s’en tenir sur le village.
Les habitants qu’il croisait s’arrêtaient et le regardaient – qu’est-ce qu’un étranger venait donc chercher ici, sur la frontière ? Ou du moins ce qui passait désormais pour la frontière. Depuis que le Mizzippy s’était fermé à la colonisation blanche, la région se peuplait vite. En-Vérité en voyait les signes à chacun de ses déplacements dans cette partie de l’Ouest. Et Springfield était une localité pleine de vie beaucoup de bâtiments à l’air récent, certains érigés aux abords du village, sans parler du nombre habituel de cabanes provisoires qu’on montait à la va-vite pour l’été en attendant de trouver davantage de temps et de construire un abri plus sérieux avant que le froid s’installe.
Mais ces gens-là ne se contentaient pas de s’arrêter et de le regarder – ils souriaient, agitaient la main ou lançaient un « comment ça va ? », « bonjour », « bienvenue, étranger ». De petits gamins le suivaient et, bien que parfaitement normaux – entendez que quelques-uns ne pouvaient pas s’empêcher de balancer des mottes de terre à son cheval ou sur ses vêtements (tout dépendait si En-Vérité croyait qu’ils touchaient ou rataient leur cible) –, aucun ne lui jetait des cailloux ni de la boue. Ils ne le faisaient donc pas méchamment.
Le centre du village était agréable lui aussi. Il y avait une place avec un palais de justice auquel une église faisait face à chacun des côtés. En-Vérité n’était aucunement surpris que les baptistes se trouvent à l’arrière mais les épiscopaliens par-devant. Les presbytériens avaient le côté nord et les luthériens le sud. Et si les catholiques, les puritains ou les quakers faisaient leur apparition, il leur faudrait probablement édifier leurs églises en dehors de l’agglomération. En-Vérité aimait la réjouissante hypocrisie de la liberté de culte américaine. Aucune confession n’avait besoin d’être reconnue religion d’État, mais on savait tout de suite celles que l’État reconnaissait nettement moins que d’autres.
En tout cas, c’était au palais de justice qu’En-Vérité pensait avoir le plus de chances d’apprendre où dénicher Abraham Lincoln, autrefois boutiquier et commerçant fluvial.
Le clerc savait reconnaître un homme de loi quand il en voyait un, et il salua En-Vérité d’un sourire vif.
« J’espérais que vous pourriez m’aider à trouver un habitant de ce village, dit En-Vérité.
— C’est pour remettre une assignation à quèqu’un ? » demanda joyeusement le clerc.
J’ai raison de penser que j’ai l’air d’un avocat, se dit En-Vérité. « Non, monsieur, répondit-il. Je veux seulement parler à un ami d’un ami.
— Alors c’est pas pour une affaire juridique, hein ? »
En-Vérité faillit éclater de rire. Il savait déjà à quel type d’homme appartenait le clerc. À celui qui a mémorisé le règlement, qui connaît la liste de ses tâches et prend plaisir à refuser celles qui n’y figurent pas.
« Ma foi, non, vous voyez, répondit-il. Et je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps. Alors voici comment je vais m’y prendre : je vais rester ici, dans cet espace public que tout citoyen des États-Unis a le droit d’occuper, je vais saluer tous ceux qui entrent et leur demander, à eux, de m’aider à trouver l’homme que je cherche. Et quand ils s’étonneront que je ne m’adresse pas à l’employé du guichet, je leur répondrai que je ne veux pas faire perdre son temps à un monsieur aussi occupé. »
Le sourire de l’homme se figea légèrement. « Vous me menacez ?
— Vous menacer de quoi ? répliqua En-Vérité. Je suis décidé à trouver un citoyen de cette belle ville pour des raisons qui nous concernent, lui, moi et un ami commun, sans intention de lui nuire, pas plus à lui qu’à n’importe qui d’autre. Et comme ce bâtiment est situé en plein centre – un beau bâtiment lui aussi, entre nous, un palais de justice qui vaut d’ailleurs tous les palais de justice des chefs-lieux de même importance que j’ai vus dans l’Hio, la Wobbish ou cri Nouvelle-Angleterre –, j’ai pensé que nulle part mieux qu’ici j’aurais des chances de tomber sur quelqu’un en mesure de m’aider à trouver monsieur Abraham Lincoln. »
Voilà. Il avait prononcé le nom. À voir maintenant si l’homme résisterait à l’envie de faire étalage de ce qu’il savait.
Il n’y résista pas. « Ce vieux Abe ? Ben ça, pourquoi vous avez pas dit tout d’suite que c’était ce vieux Abe ?
— Vieux ? L’homme que je cherche ne doit pas avoir plus de trente ans.
— Ben, c’est lui alors. Grand, la peau sus les os, vilain comme un pou mais doux comme du miel ?
— J’ai entendu parler de sa taille, dit En-Vérité, mais le reste de votre description demande à être vérifié.
— Ben, il est sûrement au bazar, asteure qu’il est plus dans l’commerce lui-même. Ou à la taverne d’Hiram. Mais vous connaissez ? Allez dedans la rue et voyez si vous entendez pas rigoler, cherchez ousque ça rigole, et c’est là que vous trouverez Abe Lincoln, par rapport que c’est sûrement lui qui fait rire le monde ou qui rit lui-même.
— Eh bien, merci, monsieur, dit En-Vérité. Mais je crains maintenant d’avoir abusé de votre temps, et pour des raisons non juridiques, alors je vais m’en aller avant de vous attirer des ennuis.
— Oh, pas de danger, fit l’employé. Les amis d’Abe sont les amis de tout l’monde. »
En-Vérité lui dit au revoir et sortit dans le soleil de l’après-midi.
Abe Lincoln a tout l’air du poivrot du village ou d’un propre à rien, en tout cas. Fait faillite comme boutiquier. Pas de travail, alors il passe son temps dans les tavernes et les bazars. Et c’est lui qu’on m’a envoyé chercher ?
Un poivrot ou un propre à rien ne bénéficierait pourtant pas d’une description aussi chaleureuse de la part de quelqu’un de précis et méthodique comme cet employé.
À sa grande surprise, lorsqu’il arrêta deux hommes qui sortaient de chez un coiffeur – affichant la mine rasée de frais qui obligeait à dépenser dix sous par jour pour se faire ôter la barbe – et qu’il leur demanda s’ils savaient où se trouvait à cet instant Abraham Lincoln, tous deux levèrent la main pour lui intimer le silence, écoutèrent, et… pas de doute, on entendait des éclats de rire au loin.
« On dirait qu’il est au “Bon Marché” de Cheaper, fit l’un d’eux.
— Suivez la rue, fit l’autre, une boutique au coin, de l’autre côté. »
En-Vérité se dirigea donc vers les éclats de rire et, lorsqu’il pénétra dans la pénombre fraîche du magasin, il découvrit bel et bien une demi-douzaine d’hommes et deux femmes, assis un peu partout, face à un autre homme adossé au mur, le plus laid qu’avait jamais vu En-Vérité Cooper en dehors de certains grands blessés. Mais très grand, comme on le lui avait dit, une girafe égarée parmi les humains.
Lincoln était au beau milieu d’une histoire. « Alors Couz me demande : “Abe, c’est pas l’avant du radeau qui doit être pointé vers l’aval ?” Alors je lui réponds : “Si, comme en ce moment.” Et il me fait : “Non, Abe, c’est ça, l’avant”, en pointant le doigt vers l’amont, ce qui était parfaitement ridicule. Ma foi, ce manque de logique, ça me met toujours en boule, pas beaucoup, mais un peu quand même, alors je lui dis : “Écoute, Couz, ça, c’était l’avant du radeau ce matin, je suis d’accord, mais c’est bien nous qui avons décidé de quel côté il était, non ? On a donc le droit de changer d’avis et de désigner un autre avant en fonction des circonstances, pas vrai ? »
En-Vérité ne savait pas vraiment de quoi retournait l’histoire, et il ne connaissait pas du tout le dénommé Couz dont parlait Abe. Mais lorsque les occupants du magasin se mirent à rire – ils riaient en moyenne tous les six mots il ne put s’empêcher de les imiter. Ce n’était pas ce que racontait Lincoln qui était drôle, mais sa manière de le raconter, pince-sans-rire, l’air de vouloir passer pour l’imbécile de l’histoire, mais un imbécile plus futé qu’il n’y paraissait.
Ce qui fascinait surtout En-Vérité, cependant, c’était la façon dont Lincoln s’accordait à son entourage. L’avocat ne discernait pas la moindre dissension entre aucune des personnes présentes et lui. Elles se sentaient en sa compagnie comme avec un ami intime. Il ne pouvait pourtant pas être l’ami intime de tout le monde. Aucun homme n’a le temps de se faire plus de deux ou trois amis proches et sincères incapables de l’envier quand il réussit, de le mépriser quand il agit mal et de s’irriter de toutes ses petites manies.
Il était bien plus que sympathique. En-Vérité en avait croisé quelques-uns qui jouissaient d’un petit talent dans ce domaine – ils étaient légion chez les juristes – et il avait découvert que, malgré ce talent, on s’en voulait une fois hors de leur compagnie de s’être laissé prendre, et on gardait même un peu de cette irritation quand on était sous leur charme. En-Vérité ne sentait rien de tel ici. Non, ces gens ne se faisaient pas berner, et Lincoln ne recourait à aucun pouvoir caché. Il se contentait de raconter des histoires, et ses auditeurs appréciaient à la fois l’histoire et le conteur.
Il ne fallut pas beaucoup de temps à En-Vérité pour comprendre tout ça – c’était son talent à lui, après tout. L’histoire se poursuivait, et rien chez Lincoln n’indiquait qu’il avait remarqué la présence d’En-Vérité Cooper.
« Donc Couz se met à réfléchir – c’est-à-dire qu’il cesse complètement de bouger car, comme vous savez, quand Couz réfléchit, il fait appel à toute sa personne, sauf s’il a des gaz – et il finit par me dire : “Abe, moi aussi je pensais ça, seulement j’ai découvert, quel que soit le nom qu’on lui donne, que c’est par le haut qu’il faut d’abord enfiler les jambes dans le pantalon.” »
Il leur fallut encore un petit moment pour saisir la blague, mais, chose remarquable, ils savaient tous qu’ils allaient la comprendre et qu’elle n’avait pas pour but de les exclure. En-Vérité se surprit à éprouver lui aussi de la sympathie pour Lincoln, non pas une sympathie instinctive qui vient par réflexe, mais aussi celle qui apparaît quand on a compris quelque chose sur quelqu’un et qu’on admire ce qu’on a compris. Abraham Lincoln ne se place pas au-dessus de quiconque, mais il ne s’abaisse pas pour autant.
« Mais on oublie notre visiteur, reprit Lincoln. Une nouvelle tête, et un homme de loi, je dirais, tellement impatient de faire ses courses au Bon Marché qu’il n’a pas cherché où se loger ni brossé ses vêtements.
— Ni mis mon cheval à l’écurie, ajouta En-Vérité. Mais l’affaire qui m’amène ne peut pas attendre de tels raffinements.
— Et vous êtes tout de même venu chez Cheaper écouter mon histoire avec Couz sur le fleuve. Vous devez arriver d’un village encore plus petit que Springfield si mon récit vous a passionné au point de vous faire oublier votre affaire.
— Non, monsieur. Parce que vous êtes Abraham Lincoln et que l’affaire qui m’amène, c’est vous. Je veux vous parler.
— Ne me dites pas que j’ai encore un créancier dont je n’ai jamais entendu causer, s’il vous plaît. »
Les autres rirent encore, mais d’un rire jaune – et un peu circonspect. Ils ne voulaient pas que monsieur Lincoln ait des ennuis.
Une femme prit d’ailleurs la parole. « Si votre client se figure que monsieur Lincoln payera pas ce qu’il doit, il peut dormir sur ses deux oreilles, l’vieux Abe reste jamais en dette.
— Pour la bonne raison que je n’emprunte jamais, dit Lincoln.
— Jamais pour vot’ compte, vous voulez dire », fit la dame.
Une dame nettement plus âgée que Lincoln, mais En-Vérité exclut qu’elle lui soit apparentée. Non, elle était sans doute venue tout bonnement pour effectuer des achats.
« Monsieur Lincoln, je m’appelle En-Vérité Cooper et nous avons un ami commun : Alvin Smith, que vous avez rencontré, je crois, en descendant le Mizzippy, il n’y a pas plus de quinze jours.
— Un brave homme, fit Lincoln, qui n’en dit pas davantage.
— Quoi ? lança un homme. Pas d’histoire sur cet Alvin Smith ? »
Lincoln sourit. « Dites, vous savez que je ne raconte pas d’histoires sur les autres, seulement sur moi. » Il s’approcha à grands pas d’En-Vérité et lui tendit la main. « Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Cooper. Mais je dois vous avouer que porter le nom de Tonnelier, c’est curieux pour un homme de loi.
— J’ai été élevé pour devenir tonnelier, dit En-Vérité, et quand je n’ai pas beaucoup d’affaires à plaider, je peux toujours subvenir à mes besoins en fabriquant un tonneau ou deux.
— Alors que mes parents n’ont jamais pu se remettre d’avoir quitté leur comté d’origine en Angleterre. D’où vous venez, si j’en juge par votre accent.
— C’est vrai, mais je suis citoyen de ce pays désormais.
Aucun de nous n’est très loin des bateaux qui ont amené nos familles ici.
Eh bien, je suis impatient de discuter avec vous, fit Lincoln, mais je suis en ce moment l’employé de ce magasin, je travaille pour monsieur et madame Cheaper, et j’ai empêché ces malheureux clients d’être servis pendant que je m’écoutais parler. Votre affaire peut-elle attendre une demi-heure ? »
Elle le pouvait, et elle attendit. En-Vérité profita même de cette demi-heure pour mettre son cheval à l’écurie et le faire manger. Quand il revint, il n’y avait plus de clients dans la boutique. Lincoln paraissait moins jovial à présent.
« Monsieur Cooper, dit-il, les bonnes nouvelles de Barcy n’ont pas eu le temps d’arriver jusque chez nous, mais j’ai entendu de vilaines rumeurs à propos d’une épidémie de fièvre jaune qui s’y serait déclarée. J’espère que vous n’êtes pas venu me dire que cet Alvin ou son jeune ami qui porte un nom de roi sont tombés malades.
— En parfaite santé, pour ce que j’en sais, fit En-Vérité.
— Une histoire étrange a aussi remonté le fleuve sur un vapeur et a paru dans le recueil quotidien de mensonges connu sous le nom du Springfield Democrat. Des esclaves de Barcy marcheraient sur les eaux et l’armée espagnole remonterait le Mizzippy pour les ramener. Je dois dire, certaines personnes – celles assez bêtes pour croire un pareil conte à dormir debout – s’inquiètent à l’idée que l’Espagne envahisse Springfield, et j’ai demandé à monsieur Cheaper de commander des grammaires espagnoles pour nous préparer à l’occupation, mais il a refusé.
— Et vous vous êtes dit qu’Alvin était pour quelque chose dans cet exode.
— Je l’ai espéré, fit Lincoln. Si un homme doit s’attirer des ennuis, il faut que ce soit pour une bonne cause, et Alvin donne l’impression, quoi qu’il fasse, que quelqu’un va lui en vouloir pour ses actes.
— Je viens chez vous parce qu’il a besoin d’aide, et vous êtes la seule personne à laquelle nous avons pensé, capable de mener l’affaire à bien.
— Ma foi, je l’aiderai si je peux. Je suis en dette envers lui, vous savez.
— Ce n’est pas pour cette raison que nous vous le demandons, dit En-Vérité. Il ne s’agit pas de dette parce que vous lui devez peut-être quelque chose, mais ce qu’il demande est de loin plus important.
— Qu’est-ce qui peut être plus important que me sauver la vie ?
— Les vies de cinq ou six mille Français et anciens esclaves qui vivent des moments difficiles et cherchent un lieu sûr où se rendre.
— Moi, je peux en loger trois dans ma chambre au-dessus de la taverne, mais pas un de plus, et à condition qu’ils acceptent de se faire marcher dessus si quelqu’un doit aller aux cabinets pendant la nuit.
— Ils remontent le fleuve et ils ont besoin d’un territoire qui les accueillera et les protégera. La femme d’Alvin, Margaret Larner – vous avez peut-être entendu parler d’elle…
— Très estimée chez les abolitionnistes, dit Lincoln, sauf par ceux qui s’imaginent que le seul moyen de libérer les esclaves, c’est la guerre.
— Margaret, vous êtes peut-être au courant, est une torche.
— Il n’en est jamais fait état, même dans la presse esclavagiste, et on pourrait penser qu’elle en ferait ses choux gras.
— Elle a cessé d’utiliser son talent en public, dit En-Vérité.
Mais elle continue de voir ce qu’elle voit, et voici ce qu’elle a vu : la seule chance pour cette expédition d’esclaves marrons et de Français de trouver la paix et la sécurité, c’est vous. »
Le visage anguleux de Lincoln se voilà soudain de tristesse. « Monsieur Cooper, j’espère que votre ami s’attend à être déçu.
— Vous n’allez pas les aider ?
— Oh, je vais les aider autant que je peux. Mais vous devez comprendre une chose. Tout ce à quoi je touche échoue. Et quand je dis tout, c’est vraiment tout. Je dois avoir un talent pour l’échec, parce que j’y suis abonné quoi que j’entreprenne.
— Je ne sais pas, fit En-Vérité. Vous racontez bien les histoires.
— Bah, on ne peut pas vivre de ça.
— Moi si.
— Raconter des histoires ? Pardonnez-moi de vous le dire, mais vous n’avez pas l’air très drôle.
— Je ne prétends pas que mes histoires sont drôles, mais si j’avais un peu plus d’humour de temps en temps dans mon métier, ça ne ferait pas de mal.
— Vous prétendez alors que les avocats racontent des histoires ?
— C’est notre principale activité. Nous réunissons un faisceau de faits et nous bâtissons une histoire qui les prend en compte sans en oublier ni en contredire un seul. L’avocat de la partie adverse, à partir des mêmes faits, en bâtit une autre. Et les jurés croient l’une et pas l’autre. »
Lincoln éclata de rire. « Dites donc, à vous entendre, votre profession n’est pas plus utile que traînasser dans un grand bazar en racontant des histoires idiotes pour faire passer le temps aux gens.
— Vous pensez vraiment ne rien faire d’autre ? demanda En-Vérité.
— Je crois qu’il vous suffit de le voir pour en être convaincu, monsieur, répondit Lincoln.
— Je vois ce que vous ne voyez pas. Ce village est un village heureux – un des plus heureux que j’ai jamais vus, par maison et par habitant.
— Il fait bon y vivre et on le doit au bon voisinage, comme je dis toujours.
— Un village, c’est comme un être vivant. Tous les éléments se combinent comme dans un organisme – pas un organisme au physique agréable, parce qu’il a une tête par-ci, une tête par-là, des bras, des jambes et des doigts de toutes sortes, mais vous comprenez l’analogie, j’en suis sûr.
— Tout le monde a sa place, fit Lincoln.
— Ah, mais la plupart des localités souffrent de gens qui ne trouvent pas leur place, qui ne sont pas satisfaits de la leur, qui en veulent une pour laquelle ils ne sont pas faits ou qui s’en prennent à d’autres tout aussi habilités qu’eux à l’occuper. Pourtant, à première vue, je dirais que votre village n’a pas trop de soucis de ce côté-là.
— On a comme partout nos bêtes puyantes, comme on dit par chez nous. Quand elles lèvent la queue, on sait se baisser pour se mettre à couvert.
— Ce village a un cœur, dit En-Vérité.
— Je suis ravi que vous vous en soyez aperçu, fit Lincoln.
— Et ce cœur, c’est vous. »
Lincoln éclata de rire. « Oh, celle-là, je ne l’ai pas vue venir. Vous avez bel et bien le sens de l’humour, après tout, monsieur Cooper. »
En-Vérité se contenta de sourire. « Monsieur Lincoln, je crois que si vous décidiez de chercher où ces cinq ou six mille malheureux pourraient se réfugier, non seulement vous trouveriez une solution adéquate, mais vous seriez l’homme le mieux indiqué pour persuader vos concitoyens de les laisser s’y rendre. »
Le regard de Lincoln se perdit dans le lointain.
« Je suis un commerçant déplorable, fit-il enfin. Je dis toujours la vérité sur ce que je vends, et personne n’achète.
— Mais que valez-vous lorsqu’il s’agit de plaider pour les opprimés ? Surtout si chaque mot que vous dites sur eux est vrai ?
— Au cas où vous n’auriez pas remarqué, monsieur Cooper, les opprimés baissent en popularité à mesure que leur nombre augmente. Un passant abordé par un mendiant a des chances de lui donner une pièce. Le passant abordé par cinq mendiants le même jour ne donnera rien au dernier. Et le passant abordé par cinq mendiants à la fois prendra ses jambes à son cou et prétendra qu’on l’a volé.
— Voilà pourquoi il nous faut un refuge pour ces gens avant qu’on se rende compte de leur nombre.
— Oh, je sais combien font cinq mille. C’est à peu près quatre fois la population de Springfield et à peu près l’équivalent de celle de tout le comté.
— Il n’y a donc pas la place pour eux ici, dit En-Vérité.
— Ni dans aucune autre localité le long du Mizzippy. Et j’imagine, si on leur fait remonter le fleuve par bateaux, que vous voulez un village qui soit près d’un appontage.
— Pas par bateaux.
— À pied ? S’ils peuvent arriver jusqu’à la Noisy River alors que les milices de tous les comtés esclavagistes se sont levées contre eux, ils n’ont besoin d’aucune aide de ma part.
— Ils ne remontent pas à pied la rive gauche du fleuve. »
Lincoln eut un grand sourire. « Oh, alors vous me dites que cet Alvin a convaincu les Rouges de les laisser passer.
— De les laisser passer mais pas de les laisser prendre leur temps.
— Oui, j’imagine. Il suffit qu’on laisse entrer cinq mille personnes un jour pour que dix mille se présentent le lendemain.
— Monsieur Lincoln, dit En-Vérité, je sais que vous ne vous croyez pas capable d’accomplir cette tâche, mais Margaret Larner le croit, elle, et, d’après ce que j’ai vu de vous, je le crois aussi, alors tout ce qui manque pour l’instant, c’est votre accord pour essayer.
— Sachant que je risque fort d’échouer.
— L’échec avec votre aide ne peut pas être pire que l’échec que je connaîtrais forcément sans elle.
— Vous savez que Couz va vouloir donner un coup de main, et il est encore plus bête que moi.
— Je ne connais pas ce Couz, mais son aide est la bienvenue tant que je peux compter sur vous.
— Il faut que je vous dise… fit Lincoln.
— Vous voulez quelque chose en retour ?
— Oh, je le ferai quand même, ou j’essayerai du mieux que je peux, plutôt. Mais comme vous et moi allons rester ensemble un moment et sûrement passer beaucoup d’heures sur les routes, que diriez-vous de consacrer votre temps à m’enseigner les principes du droit ?
— Le droit, on n’en parle pas, dit En-Vérité Cooper, on le lit.
— On lit la loi une fois qu’on a choisi de devenir avocat, fit Lincoln. Mais avant de se décider, on en parle afin de savoir où on s’engage et si on veut passer sa vie à exercer ce métier.
— Je ne pense pas que vous passerez toute votre vie à faire une seule chose. Je connais bien les hommes, et je ne sens rien de tel en vous. Mais je crois que si vous décidez de vous lancer dans le droit, vous ferez un bon avocat. Entre autres parce que vous n’avez pas une chance au monde qu’on vous prenne, même une seconde, pour un homme de loi.
— Vous ne trouvez pas que c’est un inconvénient ?
— J’ai idée que pendant un bon bout de temps tous les avocats qui s’opposeront à vous au tribunal vous prendront pour un rustre et croiront qu’ils n’auront aucun mal à vous battre.
— Mais je suis un rustre.
— Et moi un tonnelier. Un tonnelier qui gagne la plupart de ses affaires au tribunal. »
Lincoln se mit à rire. « Vous me dites donc qu’en restant moi-même, tel que je suis, sans me prendre pour un autre, je bernerai mieux ces avocats prétentieux que si je cherchais à leur mentir.
— Difficile d’empêcher les gens de croire ce qu’ils veulent à votre sujet tant qu’ils n’ont pas les preuves sous les yeux. »
Lincoln tendit la main. « Je suis avec vous, alors, jusqu’à ce qu’on trouve où installer cette tribu qu’a recrutée Alvin. Je dois pourtant dire, il n’aura pas besoin d’un camp en bordure d’une ville. Sauf s’il compte répartir son monde entre au moins une vingtaine de villages, personne n’en voudra.
— Ce ne sera pas nécessaire de les répartir, dit En-Vérité. Mais ça risque d’être dangereux. Vous savez que des chasseurs d’esclaves vont arriver dès qu’on apprendra où ils sont.
— Il faut donc tous les installer ensemble quelque part où les chasseurs d’esclaves ne pourront pas les reprendre pour les remmener dans le Sud un par un.
— Quelque part qui leur offrira protection, oui, dit En-Vérité.
— Un comté entièrement abolitionniste alors, voilà ce qu’il vous faut. Avec son propre juge, pas un juge itinérant, de façon à savoir comment il statue sur chaque affaire d’esclave.
— Un goût prononcé pour l’habeas corpus serait un avantage, oui.
— Un comté où on peut faire confiance aux juges de paix pour ne pas collaborer avec les chasseurs d’esclaves.
— Un tel comté existe-t-il ? demanda En-Vérité.
— Pas encore », répondit Lincoln avec un grand sourire.